Nouvelle économie...
Mon problème, c’est que je ne sais pas grand chose des fondements théoriques
(s’il y a), ou idéologiques (il y a) de ce que l’on appelle la « nouvelle
économie » : je lis rarement les journaux, regarde parfois la TV (en vain), écoute
distraitement la radio dans le bus.
Il s’agit — tout d’abord — de l’assemblage de deux mots qui a
priori — m’agacent individuellement, — forment un assemblage
particulièrement « modernisant » plus irritant encore. La
« science » économique a souvent le don de m’horripiler, formalisant au
forceps, ou entérinant des façons de faire, de vivre, de sentir rarement
« pragmatiques » (la vie quoi; son désordre). Quand au mot
« nouveau » il me semble relever de la « rhétorique » de base de
tout débutant en marketing ou en communication.
Est-ce que l’essor du catholicisme, en son temps, peut être assimilé à ce
qu’on appellerait une nouvelle économie?
Qui sont les acteurs de cette affaire, quelles en sont les règles, les objectifs...
Surtout : qui en sont ou seront les victimes? Je ne peux m’empêcher de penser comme
ça, en creux : dans quelle ressources puise-t-on pour maintenir
« l’équilibre » du système. Et — à quoi sert-il?
Il m’arrive — souvent — de voir des jeunes gens risquer leur vie (ça
n’est pas une hyperbole), à mobylette, pour livrer le plus rapidement possible des
pizzas chez des quidams qui ont trouvé normal, amusant, pratique de décrocher leur
téléphone (mais dit-on encore décrocher pour les portables?) pour déclencher
cela. Une façon ordinaire et médiocre d'être résolument moderne, certes. Je ne sais
pas si cela a à voir avec la NE; je crois. Cela concerne aussi évidemment surtout les
gens qui passent des heures devant un écran, à cliquer, à entrer quelques mots
ordinaires (prévisibles) dans un moteur de recherche (consulter à cet égard les
« hit-parades » des mots les plus recherchés à l’aide des moteurs les
plus courus (Yahoo!, Altavista...), c’est assez édifiant), en oubliant le boire et
le manger, le conjoint, et d’arroser les plantes, fascinés par des gif
animés, des scripts java puérils... C’est sans doute cela, la nouvelle
économie; une facette de. Toute cette énergie, là derrière, là-dessous,
déployée à mettre en place, maintenir, développer cette vaste hypnose qui, tôt ou
tard (ne rêvons pas) fera porter la main au gousset. Même si la main et le gousset sont
virtuels, les sous changent de place. France Télécom, pour le moment, semble être
— en France — l’un des heureux bénéficiaires de cet engouement. Les
marchands de PC « familiaux » également.
Surfez, créez votre site. Mettez-y vos photos de vacances réalisées avec un coûteux
appareil numérique. Bienvenue au club des cyber-ridicules. Certains se gaussent sans
parcimonie et recherchent avec délectation les sites les plus niais. Kitsch involontaire
(mais le kitsch volontaire est-il possible?). Ça ne manque pas. Mettez votre CV
« en ligne » (qui le lira?), mettez des heures à vous prendre pour un pirate
en téléchargeant « en avant première » le dernier CD sans grand intérêt
du dernier groupe à la mode. Il y a de quoi faire. Bien évidemment, frimeurs, poseurs,
ne peuvent manquer le coche sans — probablement — se rendre compte de la nature
« prothèsique » des produits concernés, ni de la dépendance à laquelle
cela peut mener (ne pouvoir vivre sans les prothèses, d’une part, mais aussi
« être toujours joignable » (l’horreur); par son patron notamment. Mais
on ne dit plus « patron », c’est vrai).
Et cette pseudo-indépendance, liberté, autonomie, socialité, tout ce qu’on voudra,
s’articule avec une sorte de fatalité fascinante avec ce qu’on appelle le
« heavy cocooning » : cocon blindé (chez soi), mobile (voiture) et social
(Internet). La zone d’ombre.
Toute cette mayonnaise sur les start-ups, les silicon-machin-choses (je préfère la
regrettée Lolo Ferrari tiens) engendrera à terme bien des désillusions, je pense, même
chez les lobotomisés des écoles de commerce ou de communication. Les orientations
sous-jacentes cadrent bien également avec les inclinations (les instincts) du cAPITAL :
micro-entreprises, out-placement, ne pas compter ses heures, être passionné, disponible,
flexible, motivé, jeune, énergique, lisse, devenir l’éternel sous-traitant
traquant en son sein l’abominable « non-qualité » pour, de toutes ses
forces souriantes (mais c’est parfois un peu crispé) produire — du vent, de
l’éphémère; du gadget. De la poudre de perlimpinpin. Mais sur ce presque rien à
côté duquel une meringue ressemble à un méchant artefact de plomb, se greffe pléthore
d’acteurs et de conseilleurs parasites. Comme quoi « rien ne sert pas à
rien » pour antiphraser le respectable Claude Seyve (« Rien sert à
rien. »). Ici ce serait plutôt : « Rien sert à tout ».
Quant au capital, devenu abstrait — et versatile, il empêche probablement que
l’on (prolétaires de tous les pays, si si, il y en a) se coltine sérieusement et
efficacement au problème. Le salarié devient précaire, le statut même de salarié est
remis en question. Quel progrès ici?
D’après les spécialistes, la NE semble se définir selon quelques caractéristiques
que nous énumérerons ci-après en vrac et après lesquelles nous grincherons bien
évidemment.
Le savoir
Dans le cadre de la NE, on considère le savoir comme denrée de
base (dommage que l’on ait pas opté pour la sagesse...). Le savoir ici ressemble
furieusement à du pouvoir, avec cette capacité obligée, et gage de son utilité, à se
transformer le plus rapidement possible en dollars.
La personnalisation de la demande
Où l’on oublie de préciser que c’est parfois le marchand
qui personnalise la demande (biais des choix multiples prévus d’avance : on vous
fait croire que vous avez le choix, en oubliant de vous prévenir : le vrai choix ce
serait de pouvoir refuser de choisir). Quand on y croit un peu, c’est décevant : il
n’y a jamais ce que l’on veut, le modèle — parmi la kyrielle proposée
— désiré n’est pas disponible, la couleur choisie est en rupture de stock, les
options désirées ne sont plus au catalogue, le délai indiqué ne concerne que le
modèle de base sans options, etc. Alors on se rabat sur « le second choix ».
Parce qu’à ce stade de prise de décision, on est râpé.
Les grandes unités se réorganisent en petites entités
Voire en ateliers autonomes, responsables, responsabilisés à outrance
d’ailleurs, pas forcément bien rémunérés, et qu’il est loisible de faire
disparaître si l’analyse (grand dieu!) et tous les tableaux de bord à la con
révèlent une rentabilité insuffisante aux yeux des actionnaires principaux. Voir aussi
: out-placement, essaimage (i.e. sous-traitance). « L’organisation
matricielle se substitue aux structures pyramidales ». Matricielle — et
volatile.
Les réseaux
Pour partager un volume d’information toujours plus important. Ben
tiens. Et jusqu’où pourra-t-on pousser cet effet boule de neige? Très vite
« on » est obligé d’utiliser des robots, des « agents
intelligents » qui vaillamment, les pauvres andouilles, parcourent les axes et les
chemins vicinaux de l’information, en quête toujours, sans fin, de
l’information utile (à quoi on ne sait pas; ça tient de la thésaurisation;
certains ont modélisé le temps qu’il faut à un honnête homme (je sais il n’y
en a plus guère) pour prendre connaissance des publications relevant d’une seul
domaine de spécialisation; le temps réel n’y suffit plus; d’où ce nécessaire
temps irréel. Mais je m’emporte). On appelle ça « la veille ». On peut
d’ores et déjà disparaître : les gentilles entités pétulantes dûment
auto-programmées engrangent, synthétisent, comparent, croisent, heuristisent comme des
bougresses. L’information comme denrée. Comme des grains pour les pigeons. Les
pigeons ne savent probablement pas que l’on peut faire des dessins en disposant les
grains selon certains agencements. Réseaux, le mot est à la mode. Avant, on
faisait probablement la même chose, mais sans en faire une pendule.
L’Internet est devenu le grigris, la marotte des incantateurs politico-économiques.
Et alors? Lorsqu’on brandit les chiffres des connectés, des non connectés (les
sales gueux!), avec cette vertueuse hypocrisie qui consiste à vouloir faire croire
qu’on parle de progrès, de bien-être quand on parle gros sous, on oublie également
de parler de contenu. Ou plutôt : d’absence de contenu. Démultiplier —
qu’on me pardonne — les mêmes âneries, qu’on trouvait déjà sur papier,
sur écran TV ou à la radio, je n’en vois pas l’intérêt. On me convaincra
lorsqu’on parlera de révolution en terme de réflexion, d’intellect ou
d’éthique. Je suis récemment allé sur un Chat consacré à la musique
indépendante. Non seulement le cul et la vulgarité la plus vile emplissaient tout
l’espace, mais de surcroît chacun semblait parler tout seul. J’ai plusieurs
fois posé la question de savoir pourquoi, dans une zone consacrée à un sujet
spécifique, personne ne semblait s’en soucier, tenté de susciter une sorte de
débat à cet égard, mais on n’a pas même daigné me répondre. Je devais avoir
l’air niais, probablement.
La démocratisation de la technologie et du savoir
Waf. Est-il nécessaire d’argumenter? L’usage
« intelligent » de ces technologies requiert des apprentissages, une culture
et des compétences qui ne sont pas « donnés » et représentent des coûts,
financiers, mais aussi en terme de temps, et d’efforts. De plus, en tant que signes
de classe, on peut aisément imaginer une stratification et une
« distribution » entre ce qui serait « réellement »
« démocratisé » (et s’apparenterait davantage à de la consommation de
masse, passive) de ce qui le serait moins (instruments de création et ou de contrôle,
d’accès aux information nécessairement confidentielles (leur valeur même) et/ou
complexes). Au reste, dans la pratique, actuellement, l’usage de ces matériels, durs
ou mous (hardware/software, merci) s’avère bien souvent compliqué voire relever du
rite initiatique, décevant, peu fiable, et rebute rapidement le débutant profane, fut-il
convaincu.
« On », nous dit-on, investit des milliards afin d’assurer la cohésion
des services que rendent ces infrastructures (les réseaux numériques par exemple) sans
préciser bien au fond qui, et pourquoi. Qu’ « on » nous permette aussi
d’être un tantinet dubitatifs quant au désintéressement et à l’humanisme de
ces hons.
L’importance de l’innovation
On argumente sur les exigences grandissante de la clientèle
(so : cyber-citoyen... ou cyber-client?), comme s’il n’y avait pas, du
côté de l’offre, ces délires en cascade, cette inflation de
« puissance », cette ivresse de technologie dépourvue de contenu, cette soif
de nouveauté que le client échaudé ou prudent peut laisser passer un moment,
« pour voir ». Cette attente « pour voir » permet de contempler
l’apogée puis la rapide obsolescence et disparition de concepts qui semblaient
destinés à bouleverser le monde et les habitudes. Pour en juger, relisez vos magazines
d’informatique vieux d’un an ou plus. Certaines révolutions fracassantes sont
déjà plus qu’oubliées (au profit de nouvelles « tendances », bien
évidemment). Si je vous dit dataware?
Rapidité et constance des transformation
D’abord ça fatigue (comme vu précédemment). En outre, les
changements incessants, augmentation de puissance, augmentation en complexité des
logiciels également (et bricolage des plates-formes — remember le Windows 95
affranchi de la couche DOS...) oblige les utilisateurs (professionnels ou autres) à une
perpétuelle « mise à niveau », épuisante et ridicule. Le but devenant
rapidement : connaître les nouvelles fonctionnalités et s’habituer à la nouvelle
interface complètement remaniée de la dernière version presque clean du traitement de
texte Machin, et non plus « utiliser efficacement — utilement? — un
traitement de texte ». Se mettre au goût du jour, tout en ayant à préserver
les acquis (d’où : gestion de versions différentes de produits, parcs
hétérogènes, normes multiplies, langages et syntaxes démultipliés...). Babel.
On argumente du gain de temps, sans préciser pour quoi en faire. Dégager encore du temps
pour travailler? Accroître la productivité (qu’est-ce qu’il en a à faire, le
mal-salarié, de la productivité?), mettre davantage de travail, de responsabilités et
de pression dans le même laps de temps?
Quant à changer pour changer, voici une posture intéressante. Je pourrais ainsi, pour me
montrer en phase, proposer que nous parlions d’autre chose, de géraniums ou de
tomates farcies par exemple.