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wrath
 
 

  
.Depuis que le beau-père de Prune avait trouvé une petite télé d’occasion, on mangeait en regardant les infos. Jean-Michel tenait à se tenir au courant de l’actualité. Il avait lu « Sociologie et business », et depuis, il savait qu’un chef d’entreprise doit repérer les grandes évolutions sociétales pour pouvoir conquérir de nouveaux marchés. Auparavant, c’était plus simple : il suffisait de fabriquer les croquettes pour clébards, de les livrer à Carrefour et d’attendre que le profit tombe. Mais c’était avant que le business devienne intelligent. « Les entrepreneurs d’aujourd’hui sont des intellectuels », aimait à répéter Jean-Michel en se caressant la barbe d’un air satisfait. Il avait même embauché un chef de projet pour s’occuper des « perspectives évolutionnistes du marché de l’alimentation pour animaux de compagnie ». Le type devait compiler des articles du type « Johnny Hallyday et son berger allemand », pour connaître l’attitude des leaders d’opinion vis-à-vis des croquettes.
D’une certaine façon, la télé était un soulagement. Jean-Michel fixait l’écran, une main tenant sa fourchette, l’autre posée sur son gros bide. La mère de Prune était perpétuellement claquée à cause de son problème à la thyroïde. Ou alors elle avait mal aux jambes, au dos, à la tête. Elle commençait à avoir des bajoues, ses rides se creusaient. La dégradation de son corps n’aurait pas de fin. Chaque fois que Prune la regardait, elle avait une terreur secrète de devenir comme ça, une vieille femme, usée, aigrie.
Juste avant de servir le plat principal, la mère de Prune éteignit la télé. Jean-Michel émit un grognement de mécontentement.
— Deux minutes, j’ai quelque chose à dire à ma fille.
Prune sursauta.
— Le lycée a appelé au cabinet médical tout à l’heure, dit-elle de sa voix fatiguée habituelle. Je ne te demande qu’une seule chose…
Elle marqua une pause. Prune retint sa respiration.
« C’est de ne pas tourner comme ta sœur. J’en mourrais. »

 
 

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