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Vous
avez étudié les chiffres de la délinquance depuis
1972. Tout le monde parle d'une augmentation de la violence. qu'en
est-il de votre point de vue ?
Je veux dire d'emblée que certaines aggravations sont incontestables ?
mais ajouter aussitôt que, derrière le mot "violence",
on amalgame des choses très différentes, du simple regard
insistant dans la rue ou de la bousculade dans le couloir de l'école
jusqu'au viol ou au meurtre. Dès lors, le mot "violence"
n'a plus grand sens. Il faut en réalité bien distinguer
ce qui relève de l'insulte et de l'usage du corps dans l'intimidation,
choses plutôt banales pour un jeune de quartier populaire; ce
qui relève des bagarres entre groupes de jeunes; ce qui
relève des agressions en vue d'un vol; ce qui relève
de la violence sexuelle; enfin, ce qui relève des crimes
de sang. Il y a là des logiques de comportements et des évolutions
différentes.
Si
les bagarres entre jeunes augmentent, les meurtres baissent. En outre,
c'est aussi le rapport de notre société à la
violence qui change. Les mentalités évoluent (on dénonce
beaucoup plus des violences sexuelles jadis cachées) et le
seuil de sensibilité des habitants augmente avec l'amélioration
de leurs conditions de vie et de santé.
Les
formes de la délinquance ne seraient donc pas nouvelles ?
Si
on compare l'époque des blousons noirs, dans les années
1960, avec la période actuelle, on est frappé par quatre
ressemblances. On reprochait aux blousons noirs d'agir en bandes très
nombreuses, jusqu'à une centaine d'individus, comme les groupes
qui sont descendus sur le quartier de la Défense, en début
d'année. On leur reprochait également des viols collectifs,
comme on parle de "tournantes" aujourd'hui dans les cités.
On leur reprochait des vols qui ciblaient les nouveaux biens de consommation
des années 1960 (voitures, mobylettes), comme les portables
aujourd'hui. Enfin, on leur reprochait du vandalisme, des actes dits
déjà "gratuits". Dès lors, la seule véritable
nouveauté ce sont les drogues, qui ont pénétré
peu à peu les quartiers populaires dans les années 1980,
comme objet de consommation et de trafic. Les blousons noirs ne connaissaient
que l'alcool.
Pourtant,
vous démontrez que les vols avec violences et les coups et
blessures volontaires ont fortement augmenté depuis quelques
années. Comment l'expliquer ?
Je
n'ai pas de certitude définitive, mais je suis frappé
par la chronologie. Dans les statistiques de police, le nombre de
coups et blessures volontaires, et celui des destructions et dégradations,
ont crû de façon spectaculaire à partir de la
fin des années 1980. Et ces années se terminent avec
l'apparition des "émeutes urbaines". Par ailleurs, sur le plan
culturel, c'est aussi à la fin des années 1980 que la
culture hip-hop est véritablement adoptée par
les jeunes des quartiers populaires : les tags se multiplient
très rapidement, le break se développe et le rap commence,
signes que les jeunes cherchent d'autres moyens pour exprimer leur
révolte et leur identité.
Que
s'est-il donc passé dans les banlieues durant ces années
1980 ? Beaucoup de choses : le tournant idéologique
de la gauche en 1983, l'accélération de l'effondrement
de l'organisation du monde ouvrier et des "banlieues rouges", l'échec
des mouvements antiracistes qui venaient de la base et qui constituaient
une tentative de traduction politique du malaise des jeunes beurs,
l'apparition et l'enracinement du Front national dans le paysage politique,
le départ puis le retour de la gauche qui dit avec Mitterrand
"on a tout essayé, on ne peut rien faire contre le chômage".
Et si ça ne suffisait pas, en 1989, arrive l'affaire du voile
islamique qui stigmatise 4 millions de musulmans de France. Tout cela
converge. Ce sont les indices du grand vide politique, du fatalisme
et du sentiment d'abandon qui s'installent finalement dans ces quartiers.
La
fin des années 1980 serait donc un tournant, à votre
sens. Dix ans après, peut-on considérer que les jeunes
des quartiers sont plus violents aujourd'hui qu'hier ?
Ils
sont, logiquement, plus violents physiquement puisque les moyens d'exprimer
leur révolte d'une autre manière se sont réduits.
Mais contrairement à une idée reçue, ils ne sont
pas plus jeunes qu'auparavant. Les études de criminologie sur
les carrières délinquantes montrent que, dans tous les
pays occidentaux, il y a à peu près la même courbe
par âge de la délinquance : elle commence à
la préadolescence, entre 8 et 12 ans, croît pour atteindre
un premier pic à 15-16 ans, puis décline durant la vingtaine
et disparaît au cours de la trentaine. Autrement dit, il est
absolument banal d'observer de la petite délinquance chez les
pré-adolescents. Par contre, il est probable qu'ils attirent
davantage l'attention, c'est-à-dire qu'ils commettent des actes
qui sont plus visibles, parce que tournés contre les institutions.
Comment
expliquer cette violence, que beaucoup estiment irrationnelle, voire
gratuite ?
La
prétendue "gratuité" des actes délinquants est
en réalité le masque de l'ignorance de celui qui en
parle. On appelle "gratuit", chez l'autre, ce que l'on ne comprend
pas. Certes, il est parfois difficile de comprendre certains actes,
notamment des actes de vandalisme, des insultes, des jets de pierres...
Mais, en réalité, ils ont du sens, même si les
mobiles possibles sont nombreux : intimidation, vengeance,
désespoir, volonté de sauver la face devant les autres,
etc. La majeure partie de ces faits correspond en général
à des formes de révolte contre les institutions : dégradations
de bâtiments et d'équipements publics, et naturellement
insultes et violences envers les policiers - qui en font généralement
de même envers les jeunes blacks et beurs.
Comment
interpréter cette dégradation des relations entre les
jeunes et les institutions, dont la police est le symbole ?
Il
faut comprendre la violence contre les institutions comme l'expression
de la "rage" ou de la "haine", selon les propres mots
des jeunes. Quand on est habité globalement par ce sentiment,
on peut parfois se décharger, se défouler sur des biens
ou des personnes qui ne sont pas directement responsables de la situation.
Ce que l'on appelle les "émeutes urbaines" en est la forme
la plus spectaculaire. Lorsqu'un policier a tué un jeune, le
mécanisme est évident. Mais l'émeute peut naître
aussi à la suite d'un décès accidentel. Même
chose pour des formes de vandalisme ou d'agressivité plus courantes.
"Il n'est pas
nécessaire qu'il existe des responsables directs d'une injustice
flagrante. Nous ne sommes pas dans une configuration codifiée
où une violence répond à une autre de façon
proportionnée. C'est ce qui rend difficile la compréhension
de comportements qui semblent parfois disproportionnés, voire
immotivés. Pourtant il y a du sens. La clé se trouve
dans les sentiments d'exclusion, d'abandon et d'injustice que ressentent
les gens dans ces quartiers, les jeunes, mais aussi leurs familles.
Les relations détestables avec la police font souvent le reste.
Votre
discours ne légitime-t-il finalement pas la révolte
des jeunes ?
Mon
propos n'est pas de juger, mais de comprendre. J'observe que certaines
violences traduisent une révolte rageuse qui n'a plus d'autres
moyens de s'exprimer. Il n'est qu'à lire les paroles des chansons
de rap, qui expriment généralement la manière
dont beaucoup de jeunes des cités voient la société : ils
pensent être victimes d'un complot, ourdi par le reste de la
société pour les enfermer dans leur misère. Selon
eux, la société est injuste et raciste, la justice protège
les gros, les élites politiques sont corrompues. Si on replace
leurs actes dans ce contexte, on comprend mieux.
Quels
sont les ressorts profonds de cette situation ?
Il
y a au moins trois niveaux d'évolution de la société
française qui contribuent au durcissement actuel de sa délinquance.
D'abord une évolution d'ordre économique et social.
C'est le processus de "ghettoïsation". A partir des années
1970, on assiste à la concentration progressive des populations
ouvrières les plus pauvres, c'est-à-dire massivement
les familles immigrées et leurs enfants, dans des grandes cités
HLM aux périphéries des grandes villes, dont la population
est très jeune. Le fait est que les quartiers sensibles sont
presque toujours les quartiers de la misère. De cette misère
découlent des problèmes psychologiques individuels,
des problèmes conjugaux et des problèmes familiaux parmi
lesquels une diminution de l'autorité parentale sur les enfants.
Le second niveau
est d'ordre moral et politique : nous vivons dans des sociétés
de plus en plus individualistes, de plus en plus centrées sur
la consommation, qui n'ont plus de grandes croyances collectives et
dont les dirigeants sont complètement décrédibilisés.
Un troisième niveau concerne la disparition des moyens de contrôle
infra-institutionnel de la jeunesse. Dans ce qu'on appelait les "banlieues
rouges", il existait des formes d'entraide et d'organisation des familles
ouvrières. Il y avait aussi des militants politiques, des syndicalistes,
des curés même... Ensuite, il y a eu la raréfaction
des éducateurs de rue dont le financement a été
transféré aux conseils généraux. On pourrait
aussi évoquer la transformation du corps enseignant, qui n'est
plus issu du même milieu social que les élèves.
Dans les quartiers populaires d'il y a trente ans, les parents n'étaient
pas seuls pour encadrer et contrôler les jeunes.
Comment
sortir, à votre sens, de cette situation ?
On
ne sortira pas d'un processus construit durant trente ans par des
réformes touchant simplement à la police et à
la justice. Vu le vide politique des quartiers dits sensibles, on
pourrait commencer par redonner la parole aux acteurs. On verrait
que la délinquance n'est pas leur unique, ni même, sans
doute, leur principale préoccupation.
On pourrait néanmoins
essayer d'organiser le contrôle des jeunes par les habitants
eux-mêmes, avec un accompagnement public humain et financier.
Les municipalités devraient aussi encourager et financer un
maximum d'initiatives des jeunes des quartiers populaires. Par ailleurs,
on devrait s'interroger en profondeur sur les inégalités
et les échecs scolaires. L'égalité des chances
est une hypocrisie. La plupart des enfants de pauvres seront à
leur tour des pauvres et les enfants de riches des riches. On pourrait
s'inquiéter de la dévalorisation symbolique et monétaire
du travail manuel. Mais, au lieu de cela, les hommes politiques se
livrent à une surenchère sécuritaire qui masque
l'indigence de leur analyse de la société française.
Enfin, les médias ont leur part de responsabilité, notamment
dans la manière dont ils érigent les faits divers en
événements prétendus exemplaires, sur fond de
catastrophisme permanent.
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