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. Quel
rapport établissez-vous entre l'ethos et l'habitus, et d'autres
concepts comme celui d'hexis que vous employez aussi ?
J'ai
employé le mot d'ethos, après bien d'autres, par opposition
à l'éthique, pour désigner un ensemble objectivement
systématique de dispositions à dimension éthique,
de principes pratiques (l'éthique étant un système
intentionnellement cohérent de principes explicites). Cette
distinction est utile, surtout pour contrôler des erreurs pratiques :
par exemple, si l'on oublie que nous pouvons avoir des principes à
l'état pratique, sans avoir une morale systématique,
une éthique, on oublie que, par le seul fait de poser des questions,
d'interroger, on oblige les gens à passer de l'ethos à
l'éthique ; par le fait de proposer à leur appréciation
des normes constituées, verbalisées, on suppose ce passage
résolu. Ou, dans un autre sens, on oublie que les gens peuvent
se montrer incapables de répondre à des problèmes
d'éthique tout en étant capables de répondre
en pratique aux situations posant les questions correspondantes.
La
notion d'habitus englobe la notion d'ethos, c'est pourquoi j'emploie
de moins en moins cette notion. Les principes pratiques de classement
qui sont constitutifs de l'habitus sont indissociablement logiques
et axiologiques, théoriques et pratiques (dès que nous
disons blanc ou noir, nous disons bien ou mal). La logique pratique
étant tournée vers la pratique, elle engage inévitablement
des valeurs. C'est pourquoi j'ai abandonné la distinction à
laquelle j'ai dû recourir une fois ou deux, entre eidos comme
système de schèmes logiques et ethos comme système
des schèmes pratiques, axiologiques (et cela d'autant plus
qu'en compartimentant l'habitus en dimensions, ethos, eidos, hexis,
on risque de renforcer la vision réaliste qui porte à
penser en termes d'instances séparées). En outre, tous
les principes de choix sont incorporés, devenus postures, dispositions
du corps : les valeurs sont des gestes, des manières de
se tenir debout, de marcher, de parler. La force de l'ethos, c'est
que c'est une morale devenue hexis, geste, posture.
On
voit pourquoi j'en suis venu peu à peu à ne plus utiliser
que la notion d'habitus. Cette notion d'habitus a une longue tradition :
la scolastique l'a employée pour traduire l'hexis d'Aristote.
(On la retrouve chez Durkheim qui, dans L'Évolution pédagogique
en France, remarque que l'éducation chrétienne a
dû résoudre les problèmes posés par la
nécessité de façonner des habitus chrétiens
avec une culture païenne ; et aussi chez Mauss, dans le
fameux texte sur les techniques du corps. Mais aucun de ces auteurs
ne lui fait jouer un rôle décisif). Pourquoi être
allé chercher ce vieux mot ? Parce que cette notion d'habitus
permet d'énoncer quelque chose qui s'apparente à ce
qu'évoque la notion d'habitude, tout en s'en distinguant sur
un point essentiel. L'habitus, comme le mot le dit, c'est ce que l'on
a acquis, mais qui s'est incarné de façon durable dans
le corps sous forme de dispositions permanentes. La notion rappelle
donc de façon constante qu'elle se réfère à
quelque chose d'historique, qui est lié à l'histoire
individuelle, et qu'elle s'inscrit dans un mode de pensée génétique,
par opposition à des modes de pensée essentialistes
(comme la notion de compétence que l'on trouve dans le lexique
chomskyen). Par ailleurs, la scolastique mettait aussi sous le nom
d'habitus quelque chose comme une propriété, un capital.
Et de fait, l'habitus est un capital, mais qui, étant incorporé,
se présente sous les dehors de l'innéité. Mais
pourquoi ne pas avoir dit habitude ? L'habitude est considérée
spontanément comme répétitive, mécanique,
automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais
insister sur l'idée que l'habitus est quelque chose de puissamment
générateur. L'habitus est, pour aller vite, un produit
des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective
des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation ;
c'est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous
« reproduisons » les conditions sociales de notre propre
production, mais d'une façon relativement imprévisible,
d'une façon telle qu'on ne peut pas passer simplement et mécaniquement
de la connaissance des conditions de production à la connaissance
des produits. Bien que cette capacité d'engendrement de pratiques
ou de discours ou d'œuvres n'ait rien d'inné, qu'elle soit
historiquement constituée, elle n'est pas complètement
réductible à ses conditions de production et d'abord
en ce qu'elle fonctionne de façon systématique :
on ne peut parler d'habitus linguistique par exemple qu'à condition
de ne pas oublier qu'il n'est qu'une dimension de l'habitus comme
système de schèmes générateurs de pratiques
et de schèmes de perception des pratiques, et de se garder
d'autonomiser la production de paroles par rapport à la production
de choix esthétiques, ou de gestes, ou de toute autre pratique
possible. L'habitus est un principe d'invention qui, produit par l'histoire,
est relativement arraché à l'histoire : les dispositions
sont durables, ce qui entraîne toutes sortes d'effets
d'hysteresis (de retard, de décalage, dont l'exemple par excellence
est Don Quichotte). On peut le penser par analogie avec un programme
d'ordinateur (analogie dangereuse, parce que mécaniste), mais
un programme autocorrectible. Il est constitué d'un ensemble
systématique de principes simples et partiellement substituables,
à partir desquels peuvent être inventées une infinité
de solutions qui ne se déduisent pas directement de ses conditions
de production.
Principe
d'une autonomie réelle par rapport aux déterminations
immédiates par la « situation », l'habitus n'est
pas pour autant une sorte d'essence anhistorique dont l'existence
ne serait que le développement, bref un destin une fois pour
toutes défini. Les ajustements qui sont sans cesse imposés
par les nécessités de l'adaptation à des situations
nouvelles et imprévues, peuvent déterminer des transformations
durables de l'habitus, mais qui demeurent dans certaines limites :
entre autres raisons parce que l'habitus définit la perception
de la situation qui le détermine.
La
« situation » est, d'une certaine façon, la condition
permissive de l'accomplissement de l'habitus. Lorsque les conditions
objectives de l'accomplissement ne sont pas données, l'habitus,
contrarié, et continûment, par la situation, peut être
le lieu de forces explosives (ressentiment) qui peuvent attendre (voire
guetter) l'occasion de s'exercer et qui s'expriment dès que
les conditions objectives (position de pouvoir du petit chef) en sont
offertes. (Le monde social est un immense réservoir de violence
accumulée, qui se révèle lorsqu'elle trouve les
conditions de son accomplissement). Bref, en réaction contre
le mécanisme instantanéiste, on est porté à
insister sur les capacités « assimilatrices » de
l'habitus ; mais l'habitus est aussi adaptation, il réalise
sans cesse un ajustement au monde qui ne prend qu'exceptionnellement
la forme d'une conversion radicale.
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