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'ai rencontré Guy Debord pour la première
fois le 27 octobre 1960. Nous nous étions téléphoné deux jours auparavant pour
convenir d'une rencontre. Une manifestation contre la guerre d'Algérie qui s'annonçait
comme devant revêtir une importance particulière était prévue pour le surlendemain.
Elle devait débuter à la "Mutualité". J'habitais chez mes parents, à
proximité du Panthéon, donc à proximité de la "Mutualité". Nous avions donc
convenu de nous rencontrer chez moi, et de nous rendre ensemble à la manifestation. Nous
avons discuté une heure environ, avant de rejoindre la foule, où nous nous sommes
trouvés très vite séparés par les bagarres et les charges de police. Cette première
rencontre devait être suivie de beaucoup d'autres.
J'avais dix-neuf ans. Je venais d'adhérer à
"Socialisme ou Barbarie" grâce à Jean-François Lyotard. J'arrivais, très
ignorant, de ma province, et je m'étais lancé corps et âme dans l'activité
"révolutionnaire" avec la fougue et les naïvetés de la jeunesse.
"Socialisme ou Barbarie" m'ouvrait la perspective d'une critique radicale du
monde capitaliste, tant dans sa version occidentale que dans sa version
"soviétique". L'idée même que l'on pût faire de la politique, en
deçà de ce programme minimum, m'était inconcevable, et le parti "communiste"
m'apparaissait comme un parti d'extrême-droite, au même titre que tous les autres.
Daniel Blanchard, alias Canjuers, qui m'avait
précédé à "S.ouB.", était parti effectuer son service militaire comme
coopérant en Guinée. Il avait, avant son départ, entretenu des relations avec Guy
Debord. De leur rencontre était né un texte commun intitulé « Préliminaires pour
la définition de l'unité du programme révolutionnaire ». Canjuers avait fait
circuler ce texte, mais "S ou B." n'y avait accordé qu'une attention distante,
pour ne pas dire condescendante. J'avais cependant été désigné et très officiellement
chargé, sur les instances de Canjuers, de maintenir le contact avec Guy Debord, qui
lui-même en avait été averti...
À quelque temps de cette première rencontre et de
cette manifestation mémorable, par un hasard qui n'en était pas un, je rencontrai Guy
Debord,en compagnie de Michèle Bernstein à la terrasse d'un petit café maintenant
disparu du boulevard St-Germain, près de la rue St-Guillaume. Ils venaient de visiter
l'exposition d'un artiste qui se tenait rue du Pré-aux-Clercs, dans la cave sommairement
aménagée d'un immeuble. Cet immeuble se trouvait appartenir à la famille d'un ami
d'enfance que j'avais perdu de vue pendant plusieurs années. Je venais de le re trouver
avec plaisir. Il venait, comme moi, de "monter à Paris" pour faire ses études.
J'avais reçu une invitation à cette exposition, et j'avais cru, en lisant l'adresse,
qu'elle m'avait été adressée par cet ami. En fait, elle m'avait été envoyée par
Debord et les situationnistes. Lorsque je rencontrai Guy Debord et Michèle Bernstein à
la terrasse de ce café, j'avais visité cette exposition la veille, mais j'ignorais
qu'ils avaient entretenu ou entretenaient une relation quelconque avec cet artiste, en
dehors du fait qu'ils sortaient eux-mêmes de cette exposition, comme ils me le dirent
pour expliquer leur présence en ce lieu.
C'est donc en toute liberté que je leur déclarai
toute l'indifférence que j'attachais à cette activité et mon mépris pour un art
décomposé, dans une société dont j'ignorais encore qu'elle était en décomposition.
Cette exposition, dont je n'exclus pas qu'elle ait pu révéler un certain talent
plastique et pictural, ne m'a laissé aucun souvenir, en dehors du fait qu'elle
comportait, dans un endroit retiré auquel tout le monde n'accédait pas, et que mon ami
m'avait montré avec gêne, un Christ en croix blasphématoire, en ce qu'il était peint
nu et qu'un petit moteur électrique dissimulé derrière la toile, lui faisait
alternativement replier des bras en carton en gonflant les biceps, et glisser le
cache-sexe saint-sulpicien convenu, en carton également.
Je disais à Guy Debord et à Michèle Bernstein
que cette volonté blasphématoire me paraissait être tout le contraire d'une activité
critique révolutionnaire. Outre qu'elle était contre-productive, elle dénotait une
obsession chrétienne jusque dans son apparente contestation. Je me souviens que
j'évoquais les peuples italien et espagnol, chez qui le blasphème cohabite avec
l'imprégnation chrétienne, dont il est, et n'est que... la rançon, ou plutôt l'autre
face de la même médaille. Guy Debord et Michèle Bernstein en convinrent immédiatement,
avec, peut-être, un peu de réticence de la part de Michèle Bernstein, autant qu'il m'en
souvienne.
Dans les nombreuses rencontres qui suivirent, il ne
fut non plus question ni d'art, ni d'artiste. On peut d'ailleurs vérifier, à la simple
lecture des numéros d'Internationale Situationniste, le changement d'attitude à
l'égard de l'art comme activité séparée et de son dépassement, qui se manifeste à
partir du n. 5 (décembre 1960), où est, précisément, annoncée la publication du texte
commun Debord-Canjuers (page 11). Je ne sais pas si mes propres positions à ce sujet ont
eu quelque influence sur Debord, mais j'en doute. Et si tel était le cas, ce ne serait de
toute façon qu'au terme d'un processus déjà bien engagé, sinon complètement achevé,
avant notre rencontre.
À partir de ce moment, mes rencontres avec Debord
se multiplièrent. On peut aisément suivre la trace de leur influence dans les numéros
5, 6 et 7 d'Internationale Situationniste. C'est ainsi que j'amenais Debord à
adhérer formellement à "S.ouB.".
Lorsque j'évoquai ces souvenirs en réponse aux questions d'un ami qui se trouve avoir
été un grand connaisseur de l'histoire, des publications et des polémiques autour de
l'Internationale Situationniste, il a manifesté une véritable stupéfaction. Il croyait
à peu près tout connaître sur le sujet, mais il ignorait cet épisode. Il pensait donc
que Debord avait cherché à cacher ou à gommer ce fait. C'est son étonnement qui m'a
fait prendre conscience qu'il n'existe aucun texte, ni rien qui fasse allusion à
l'adhésion formelle de Debord à "S.ouB.", alors que les numéros d'Internationale
Situationniste constituent une chronique assez complète et assez fidèle de tout ce
qui méritait d'être retenu de la vie et des pensées des situationnistes. Cet ami me
soutenait même qu'à sa connaissance, la plupart des situationnistes l'auraient ignoré.
Pourtant, c'est cette adhésion qui est à l'origine d'une véritable mue de l'I. S.,
qu'il est aisé de constater à la lecture de la revue, et qui explique seule l'audience
qu'elle acquerra.
Toujours est-il, je suis catégorique, que Debord a
adhéré à "S.ouB.". Il a participé aux réunions du groupe, la plupart du
temps au café "Le Tambour", à la Bastille, et aux comités de rédaction de la
revue, ainsi qu'à ceux du bulletin Pouvoir Ouvrier.
Je suis incapable de préciser à quelle date s'est concrétisée cette adhésion. Mais le
20 décembre 1960 se déclenchaient de puissantes grèves en Belgique. Après les grèves
d'Allemagne de l'Est en 1953, dont j'avais appris la réalité en lisant les anciens
numéros de S.ouB., et surtout la formidable insurrection hongroise de 1956, où
les conseils ouvriers avaient joué un rôle dirigeant (voir S.ouB. n. 20 et 21),
nous ne doutions plus de l'effondrement inéluctable du régime stalinien et nous
attendions le réveil de la classe ouvrière européenne, qui permettrait, pour commencer,
"de pendre Maurice Thorez à un réverbère avec les tripes de Benoît Frachon".
Le groupe s'était réuni le samedi 31 décembre avec un camarade anglais de Solidarity
qui revenait de Belgique, et le groupe avait décidé de m'y envoyer, pour
"couvrir" les événements et prendre un maximum de contacts. Guy Debord
participait à cette réunion. Il venait lui-même de recevoir une lettre d'un Belge
adressée à la revue Internationale Situationniste. Debord m'avait confié cette
lettre en me chargeant de rencontrer l'auteur, à la fois pour le compte de l'I.S. et de
S.ouB. Il s'agissait de Raoul Vaneigem. (D'ailleurs, beaucoup plus tard, alors que
Vaneigem s'était enfui précipitamment de Belgique avec une de ses élèves parce que la
Gendarmerie lui cherchait des noises pour "détournement de mineure", mon
épouse a prêté des vêtements à cette "mineure" fort adulte. Mais si j'ai
parfois apprécié ses articles dans l'I.S., je n'ai pas souvenir de conversations
intéressantes -- je veux dire: qui m'aient intéressé -- avec Vaneigem, et je n'ai
jamais lu son livre). Un peu plus tard, Debord participa à un voyage collectif du groupe
où nous avions essayé de structurer en "organisation" nos contacts en Belgique
et rencontré Robert Dehoux. L'équipée avait été assez loufoque, et décevante, mais
cela sort du sujet.
La date de la démission de Debord, par contre, est
certaine: le 22 mai 1961 au soir, au terme d'une "Conférence internationale"
(un bien grand nom pour peu de chose) de trois jours qui s'était tenue à Paris avec
trois ou quatre camarades de Solidarity (voir S.ouB. n. 33, page 95. Les
prétendues délégations italienne et belge relevant de l'ectoplasmie). Debord y
participa tout à fait normalement, intervenant peu mais avec bon sens. Puis, à la fin,
il annonça calmement et fermement à Chaulieu (alias Cardan, alias Castoriadis), puis à
Lyotard, puis à tous, son intention de démissionner. Toutes les tentatives de Chaulieu
pour le faire revenir sur sa décision, le soir même et le lendemain, restèrent vaines.
Chaulieu déploya tous les trésors de séduction dont il était capable, traça des
perspectives grandioses, si seulement on transformait les tares bureaucratiques et
passéistes du groupe, etc., etc. Debord écoutait...sans dire un mot. Quand Chaulieu eut
terminé, il se borna à dire: "Oui..., mais..., je ne me sens pas à la hauteur de
la tâche" et aussi: "Ca doit être très fatigant! [de construire
l'organisation révolutionnaire]". Et Debord est venu à la réunion suivante, au
café "Le Tambour" donner officiellement sa démission, en payant sa cotisation
du mois précédent et du mois en cours, et en disant en quelques mots qu'il trouvait fort
bien que le groupe existât, mais que lui-même n'avait plus envie d'y participer! Il
remercia pour ce qu'il avait appris. Et il s'éclipsa.
C'était un formidable pavé dans la mare. A peine
était-il parti que les attaques fusèrent. Les sarcasmes, les suspicions les plus
incroyables se donnaient libre cours. Pour ma part, je déclarais que Debord me paraissait
absolument irréprochable. Point final!
Mais c'est là que je devais découvrir qu'il n'est rien de pire que d'être
irréprochable!
Dans les groupuscules (et Socialisme ou Barbarie était un groupuscule, bien que l'Esprit
y soufflât encore, à cette époque), les démissions et les scissions sont de
véritables divorces, où chaque camp a besoin de constituer l'autre en "mal
absolu". Les deux fractions scissionnistes, ou le démissionnaire et l'organisation,
s'accusent mutuellement de tous les péchés du monde. A moins que le démissionnaire ne
parte, la tête basse. Et dans ce cas, on lui accordera, à la rigueur, indulgence et
commisération. "Un homme à la mer..., la lutte continue!" A condition qu'il
soit bien entendu que le démissionnaire s'achemine vers un destin déplorable. Sinon la
rupture, donc la bouc-émissarisation de l'autre, est le processus nécessaire par
lequel chacune des parties reconstitue son image de soi, en mettant tout le mal sur le dos
de l'autre. L'attitude de Debord, qui n'avait pas du tout la tête basse, et ne
manifestait pas non plus la moindre agressivité, frustrait le groupe de cette
thérapeutique. Il partait en laissant des virus dans la programmation des
révolutionnaires. Son comportement faisait surgir la question des illusions que nous
entretenions peut-être sur nous-mêmes, et la question du moralisme révolutionnaire,
donc la question du rapport du militant, avec le prolétariat d'une part, avec les
ouvriers d'autre part. Le groupe réagit par une censure de plus en plus complète et un
refoulement total. Après quelques soubresauts et la tentative de Richard Dabrowsky de
susciter une "tendance situationniste" dans le groupe, totalement désavouée
par Debord, tout rentra dans l'ordre. Bientôt Debord et l'Internationale Situationniste
avaient cessé d'exister, d'avoir existé, et de pouvoir exister. On n'en trouve
d'ailleurs aucune trace ni aucune mention dans la revue! Clôture de la représentation.
Ce "point aveugle" et l'incapacité
structurelle et congénitale de le voir, donc de l'analyser, allaient entraîner la
dégénérescence de Socialisme ou Barbarie, prévue, annoncée, puis constatée
par l'I.S. (n. 9 page 18) qui procédera à l'exécution finale ("Socialisme
ou Planète" I.S. n. 10 page 77) tout en devenant l'héritière de ce que Socialisme
ou Barbarie avait produit de mieux. Ces événements et cette situation allaient en
tout cas alimenter ma réflexion. Debord avait déclenché une gangrène qui allait
emporter le groupe, en ne faisant absolument rien! Mais les torts qu'il n'avait pas, on
les lui inventait.
Tout au contraire, dès 1960, l'influence des thèses et des connaissances
"sociale-barbares" plus ou moins recomposées n'avait cessé de se développer
dans les publications situationnistes, comme référence du mouvement ouvrier. Cette
incorporation allait constituer, à mon avis, le principal intérêt de l'I.S. et
déterminer l'élargissement de son audience. Mais j'avais été profondément troublé
par le comportement du groupe, en ce qu'il révélait ce "point aveugle", cet
"angle mort", dans lequel nos facultés collectives d'analyse étaient soudain
anéanties. Cela posait en germe la question de la nature du lien social qui nous
réunissait, comme j'allais l'apercevoir peu à peu... Dans l'immédiat, je m'ouvrais à
Debord de ma perplexité, d'autant plus que l'écho d'invraisemblables calomnies à son
égard me parvenait, bien que mon attitude les décourageait, et mes relations amicales
continuées avec lui me faisaient suspecter moi-même des pires intentions, alors que
j'étais indiscutablement un pilier, et l'activiste de la nouvelle génération dans le
groupe, et que ma fidélité était absolue. Je lui disais ma détermination à rester à
Socialisme ou Barbarie parce que, contrairement à l'Internationale Situationniste,
c'était le cadre qui convenait à mon activité, et que "j'avais encore beaucoup à
y apprendre". Comme nous passions notre temps à brocarder l'Université, les
étudiants et les études, il m'avait répondu: "Oui..., évidemment..., à toi, on
ne pourra pas reprocher de faire des études, si tu choisis Socialisme ou Barbarie comme
Université!" Ca m'avait frappé parce que quelque temps avant, Lyotard, qui était
aussi prof à la Sorbonne, en constatant que j'étais toujours disponible pour tout et à
n'importe quelle heure, et donc que je me fichais allégrement des cours, conférences,
travaux pratiques, m'avait dit: "T'as une bourse d'étudiant à Sciences Po, mais ton
université c'est S.ouB."
Mes relations avec Debord se sont espacées. Mais
elles se sont spontanément renouées, tout simplement parce que, fin 1962, je suis venu
habiter rue Rollin, près de la Contrescarpe, et je le rencontrais régulièrement dans le
quartier et aux "Cinq Billards". Les années 1963-1964 ont été dominées, en
ce qui me concerne, par la clarification, puis l'affrontement et la scission à
l'intérieur de Socialisme ou Barbarie, entre, d'un côté, "La tendance"
animée par Chaulieu-Cardan-Castoriadis, et de l'autre, Pouvoir Ouvrier, les
"traditionalistes" ou "paléomarxistes", disait Castoriadis, avec
Lyotard, Brune (alias Souyri), Véga, et la majorité du groupe. De plus, ma première
fille était née le 15 février 1963, et le pionnicat ne suffisant plus pour survivre, je
travaillais comme employé de bureau chez un syndic d'immeubles. Je militais toujours à
Pouvoir Ouvrier, qui allait suivre, à quelques années d'intervalle, le même destin que
S.ou B.; les mêmes causes produisant les mêmes effets. C'est à cette époque que nous
nous sommes le plus souvent rencontrés. Les numéros 8, 9 et 10 me semblent d'ailleurs
refléter et rendre compte exactement de la réalité de l'Internationale Situationniste,
c'est-à-dire, pour l'essentiel, j'en demeure persuadé, de Guy Debord, et de l'évolution
qui nous était commune. Le bouillonnement théorique était assez extraordinaire. Mais il
ne m'est pas encore possible d'apprécier cette époque: la part de nos intuitions, de nos
erreurs et de nos illusions ne pouvant elle-même se penser qu'à la lumière de Mai 1968
et de ses suites. Mais la partie n'étant pas complètement terminée, et plusieurs fins,
qui ne diffèrent que par la nature et l'ampleur de la déception qu'elles nous
infligeront, étant encore possibles, plusieurs critères décisifs d'appréciation
restent en suspens...
En anticipant, je peux dire que la pratique de la
Vieille Taupe en 1968 différa de celle des situationnistes, qui restait imprégnée
d'illusions "conseillistes", qui leur venaient précisément de Socialisme ou
Barbarie et que j'avais partagées avec eux, mais que j'avais commencé à critiquer
en 1967, en découvrant l'oeuvre de Bordiga et la "Gauche communiste italienne",
que je ne connaissais jusqu'alors, comme Debord, qu'à travers la présentation
grossièrement falsificatrice qu'en avait donnée S.ou B. et ce qu'avaient bien
voulu nous en dire Chaulieu-Cardan-Castoriadis et Véga, lui-même ancien
"bordiguiste". Non pas que la Vieille Taupe se soit ralliée aux analyses de
Bordiga, loin de là, mais la connaissance réelle des analyses de la "Gauche
communiste" nous avait ouvert les yeux sur certaines réalités du mouvement social,
qui nous échappaient auparavant. Mustafa Khayati, le seul situationniste qui ait été
partiellement témoin de l'activité de la Vieille Taupe en 1968, avait estimé que nous
avions été plus réalistes et plus profonds que les situationnistes. C'est cette
différence dans l'analyse et dans la pratique qui évitera à la Vieille Taupe l'opprobre
d'être assimilée aux étudiants soixante-huitards et post-soixante-huitards,
assimilation qui, pour l'I.S. elle-même, n'est que partiellement injustifiée. Il ne
faudrait d'ailleurs pas s'exagérer notre lucidité, qui fut grande à maints égards,
mais en 1972, quand j'ai décidé de fermer la première librairie "La Vieille
Taupe", j'étais encore persuadé que notre propre dépassement annonçait un réveil
prolétarien à bref délai, comme en témoigne l'affiche "Bail à céder pour cause
de transfert urbi et orbi", par laquelle j'avais mis fin à l'existence de la
librairie.
En tout cas, lorsque j'échafaudais le projet de
créer une librairie, fin 1964 - début 1965, alors que j'étais déjà submergé de
problèmes et évidemment sans un sou, Debord avait été a peu près le seul à
approuver, à comprendre et à soutenir mon projet. C'est ensemble que nous avons décidé
du nom "La Vieille Taupe", sur ma proposition, et décidé du choix des livres.
Nous avons discuté certains "détails" de présentation et décidé de ne
vendre ni Sartre, ni Althusser, ni Sicone du Bavoir, sinon comme "documents",
dans une poubelle. C'est encore avec Debord que nous avons décidé de l'édition en
affiche des Thèses sur Feuerbach.. Ce sont d'ailleurs les situationnistes qui ont
assuré l'essentiel du collage, lors de l'ouverture de la librairie. Ils étaient
évidemment présents à l'inauguration, et rencontrèrent les membres de Pouvoir Ouvrier,
qui venait de se séparer de Socialisme ou Barbarie. Une critique commune de ce qu'était
devenu Socialisme ou Barbarie nous rapprochait. Véga avait salué Debord en lui
demandant avec un grand sourire: "Je ne parviens pas à me souvenir si nous sommes
fâchés ou non, ... ou si nous devrions l'être." Debord avait fait une réponse
également pleine de finesse en lui serrant la main, et il s'étaient attablés ensemble
dans l'arrière-boutique. Mais je n'ai pas souvenir que Véga soit jamais repassé à la
librairie, et il n'allait pas tarder à me chercher des poux dans la tête, ce qui allait
déclencher l'implosion définitive du groupe Pouvoir Ouvrier.
Lorsque ma vitrine a été étrennée par un
premier cocktail Molotov, c'est encore avec Debord et Michèle Bernstein que nous avons
défini l'attitude à adopter, loin de toute pleurnicherie démocratique et par un maximum
de publicité pour les livres qui déplaisaient le plus aux staliniens, nos probables
agresseurs. Le commissaire de police du quartier m'avait convoqué: -- "Vous cherchez
les ennuis!" J'ai eu le plus grand mal à le convaincre que montrer que nos
agresseurs ne nous intimidaient pas constituait le meilleur moyen de les dissuader de
recommencer. Cette symbiose totale entre Debord et La Vieille Taupe dura plus d'un an, à
cheval sur 1965 - 1966. Je voyais aussi Alice Becker-Ho et René Viénet, bien que leurs
contributions situationnistes ne me parussent guère identifiables à l'époque. Viénet
surtout me paraissait accorder une vertu en soi à la "qualité" de
situationniste, ce qui me semblait aller à l'encontre des idées dont nous avions
discuté avec Debord, et introduisait dans les rapports une dimension "m'as-tu
vu" tout à fait regrettable. Toujours est-il que cette symbiose s'est matérialisée
dans le n . 10 de la revue, celui-là même qui contenait la critique définitive de Socialisme
ou Barbarie, par l'annonce :
On peut trouver ou
commander les publications de l'I.S. à la librairie " LA VIEILLE TAUPE " 1, rue
des Fossés Jacques, Paris 5, ODEon 39-46.
La suppression du mot "Saint" dans l'adresse, sur tous les documents émanant de
La Vieille Taupe, était une idée de Debord qui m'avait fait remarquer l'inscription
gravée dans la pierre à l'angle de la rue. Le mot avait été cassé à coups de marteau
pendant la Révolution française. J'en étais tombé d'accord, en évoquant moi-même
Lénine qui déambulait dans Paris en discutant, et présentait à son interlocuteur en
pénétrant sur l'île de la Cité: "Leur-Dame de Paris" (Raconté par
Trotsky, dans Ma Vie, je crois).
Il s'agissait là d'un "détail",
apparemment insignifiant, mais qui exprime assez bien l'exigence éthique dont
Debord était porteur : mettre la théorie en pratique, et la pratique en théorie, jusque
dans les détails, et sans compromis.
J'ai maintenant renoncé à cette graphie. Délibérément. Je pense aujourd'hui qu'une
"révolution" n'est profonde, durable, et populaire, que si elle s'inscrit dans
une tradition. Et la Révolution française a été une révolution bourgeoise. Et
il y avait plus de communisme sous l'Ancien Régime que sous Robespierre. Le règne
de l'idéologie exprime une aliénation plus profonde et plus meurtrière que la religion.
La "révolution" qui reste à faire n'a pas de précédent. Les traditions
issues des révolutions bourgeoises et bolcheviques ne véhiculent que les techniques de
dévoiement de l'énergie prolétarienne.
Mais si cette symbiose existait quant à
l'orientation et à la perspective, j'avais seul la responsabilité et la charge
matérielle de la librairie, qui était écrasante. La simple tenue de la librairie était
un problème qui m'imposait une vie dévorée de soucis et aux antipodes des principes
quelque peu "hédonistes" des situationnistes. J'étais d'ailleurs le seul à
avoir un enfant, et je ne sache pas qu'aucun situationniste ait jamais eu d'enfant. Debord
possédait le talent de se tenir à l'écart des embarras de toute nature, et d'observer
avec ironie. Je l'enviais pour ce talent. Mais je n'admettais pas qu'on l'érige en norme
et en critère, ce que Debord ne faisait pas, mais que faisaient, me semblait-il,
certains situationnistes. Un jour, à l'angle de la rue Clotaire, alors que je poussais,
fort débonnaire, le landau de ma fille, il m'avait dit: "Voilà une photo pour le
prochain numéro de la revue, à coté du boucher du Jutland et du vampire de Dusseldorf.
Avec comme légende: Le Satyre de l'Estrapade!".
Mon accord avec Debord sur les sujets que nous
abordions était total, mais je ressentais avec les situationnistes une différence que
j'étais incapable d'expliciter. Debord faisait preuve dans son appréciation des gens,
d'une perspicacité extraordinaire. Il savait tirer d'un détail infime des implications
qui lui permettaient d'assigner aux uns et aux autres leur destin inéluctable. Pourtant
je lui avais soutenu que mes critères étaient plus sensibles! À ceci près que je
n'érigeais pas mes critères en norme. Je considérais que les gens sont comme ils sont,
et qu'il fallait faire avec. Je lui avais donné plusieurs exemples de cas où je n'avais
pas placé en tel ou tel les mêmes espoirs que lui. Les frères George avaient été les
exemples les plus manifestes. Dès ma deuxième rencontre avec eux, aux "Cinq
Billards", quand il me les avait présentés, je lui avais dit ce que j'en pensais:
"grands bourgeois intellectuels fin de race qui jettent leur gourme et cherchent à
se reconvertir dans une idéologie prometteuse. On verrait bien..." L'article qu'il
leur avait consacré ("Sur deux livres et leurs auteurs" I.S. n. 10, page
70-71) de même que l'article immédiatement précédent ("L'idéologie du
dialogue") reflètent des conversations que nous avions eues. Je lui avais donné
d'autres exemples dans le passé où j'avais été plus perspicace que lui (Kotànyi,
Jorn), et des exemples dans le présent, de gens qui tournaient autour de l'I S. avec
sa bienveillance, et auxquels, pour ma part, je n'accordais que le bénéfice du principe pas
de condamnation sans loi préalable (Frey, Garnault, et alii...).
J'ai tu par contre une interrogation qui me
taraudait l'esprit, parce qu'elle n'était pas encore suffisamment élaborée, concernant
les membres mêmes de l'I.S., en dehors de Debord. Ils me paraissaient porter un
costume trop grand pour eux, taillé aux seules mesures de Debord. Michèle Bernstein, par
exemple, que je trouvais charmante, pleine de finesse et d'intuition, beaucoup plus
cultivée que moi, ne me paraissait nullement être "révolutionnaire" comme je
l'entendais. De même pour Alice, et d'une manière différente pour Viénet. Ils me
semblaient surtout prendre plaisir à s'affirmer. Et ils le faisaient avec un certain
talent. Mais je ne parvenais pas à me persuader que leur engagement perdurerait si cette
activité cessait d'être gratifiante. Et la personnalité de Debord ne me paraissait pas
étrangère à cette situation. Ni l'éthique situationniste. Mais je n'avais alors
aucun moyen d'élaborer et de formuler mes critiques qui relevaient tout au plus de
l'intuition. D'autant plus que dans leurs propres critiques à mon égard, les
situationnistes, et Viénet, étaient loin d'avoir tort, selon nos propres critères de
l'époque.
Parallèlement à ces interrogations, je me
débattais dans des soucis financiers et familiaux inextricables. Je ne les évoque que
parce qu'ils constituent le contexte de mes relations avec Debord et les situationnistes
pendant la courte période de temps où ces relations se sont dégradées, puis
terminées. Car nos relations ont cessé, sans que jamais n'apparaisse entre nous le
moindre désaccord théorique, politique, ou existentiel, sur lequel Debord ou aucun
situationniste se soit jamais exprimé. Ma dernière rencontre avec Guy Debord et
René Viénet s'est déroulée, en présence d'Anne Vanderlove, à la librairie, à 10
heures du soir, dans des conditions pirandelliennes provoquées par un hâbleur mythomane,
escroc, menteur et kleptomane, et sans aucun rapport avec les activités et les
préoccupations qui nous avaient auparavant réunis.
Sans prétendre me livrer à la reconstitution
totale de la situation, et décrire l'intervention des différents personnages dans ce
court intervalle de temps, et sans être convaincu, si la chose s'avérait possible,
qu'elle conduise à des conclusions univoques, la situation, quelques mois après
l'ouverture de la librairie, en ce qui me concerne, se présentait ainsi. Je n'avais plus
un sou de l'argent que j'avais emprunté, grâce à l'hypothèque en deuxième
rang de l'appartement de mes parents! J'avais cru trouver un répit en passant un
accord avec un "libraire" de la rue Gay-Lussac, qui disposait d'un énorme stock
de livres anciens, et devait quitter son local. Il me proposait d'héberger son stock dans
mon arrière-boutique et dans ma cave. Cet accord allait à l'encontre des projets de
Viénet, et moi-même j'étais loin d'en mesurer les inconvénients. Le
"libraire" s'avéra vite incapable de faire quoi que ce soit et enfin, il se
révéla être un mythomane et un escroc. Le stock ne lui appartenait tout simplement pas.
Le véritable propriétaire, un vrai libraire celui-là, avec lequel je devais finalement
travailler, était venu se faire connaître par l'intermédiaire d'un huissier! Et pour
clore le tout, le "libraire", en imitant ma signature et en rajoutant avec ma
propre machine à écrire des phrases sur une lettre que j'avais effectivement écrite et
signée, avait monté un dossier tendant à établir que nous étions associés et qu'il
était copropriétaire du bail de La Vieille Taupe! Toutes choses qui ne me permettaient
pas de jouir, dans mes discussions avec Viénet et les situationnistes, d'une parfaite
sérénité. Le véritable propriétaire des livres se trouvait être un certain Roujitch,
sixième adhérent du parti communiste yougoslave, dans les années 20, donc vingt ans
avant Tito. Il avait été pendant la guerre agent clandestin de la Troisième
internationale, et chargé à ce titre de missions ultra-secrètes envers les dirigeants
clandestins du Parti communiste français. Il avait été l'il de Moscou, et de ce
fait détenteur de secrets qui l'avaient contraint à vivre dans la clandestinité par
rapport au parti et aux services soviétiques plusieurs années après la guerre. Et il
restait très prudent. Son silence sur certains épisodes de la "résistance" du
parti était la garantie de sa tranquillité. Il était complètement revenu de tout, et
aimait à lire les éditoriaux de Raymond Aron dans Le Figaro... En Mai 68, il
avait observé en rigolant "la première révolution prolétarienne faite par les
fils de bourgeois"... Et je passe sur d'autres éléments du contexte de mes
relations avec Debord, puisqu'il faudrait faire aussi intervenir la personnalité d'un
autre personnage haut en couleur, hâbleur, mythomane et voleur, le sculpteur Carloti,
dont je n'ai appris que plus tard par le véritable titulaire, qu'il s'agissait d'une
identité usurpée! Sans compter une classique situation vaudevillesque, et quelques
personnages de moindre importance.
Au début de 1966, s'est tenue à Paris, dans un
café de la rue Quincampoix, une conférence de l'Internationale Situationniste (I.S. n.
10). La nature de nos relations était telle que j'y avais été formellement invité. Ce
qui signifiait non pas adhérer, terme dénué de sens en ce qui concerne l'I.S.,
mais faire partie de l'Internationale Situationniste. Viénet était venu me l'annoncer et
Alice était passée en coup de vent me rappeler "qu'on se voyait ce soir",
d'une manière qui m'avait fait penser qu'elle voulait s'assurer que Viénet avait bien
fait la commission. J'en déduisais que l'invitation avait été discutée, que Viénet y
avait fait des objections, puis que la décision avait été prise collectivement. Mais
j'avais déjà décliné l'invitation auprès de Viénet. Je pense d'ailleurs que si Alice
était passée la première, ou Debord, j'aurais accepté. Je n'ai jamais regretté cette
décision, mais je me suis toujours interrogé sur le futur désormais antérieur qu'une
décision différente aurait comporté. L'invitation impliquait probablement (mais seul un
situationniste pourrait le confirmer) que Debord les avait convaincus de s'impliquer
davantage dans la librairie. Ce qui comblait mes vux. Mais Viénet me l'avait
transmise comme on annonce à un candidat qu'il n'a pas obtenu la moyenne mais bénéficie
de l'indulgence du jury.
J'avais quelque temps auparavant déclaré à
Debord que, même idéalement réalisé, et j'en était loin, mon projet n'était pas de
faire une "librairie révolutionnaire", ni, à plus forte raison, une
"librairie situationniste". Je lui avais fait remarquer, en retournant les
décisions que l'I.S. avait appliquées aux productions artistiques de ses membres
(I.S. n. 7 page 27) que, même dans le cas où je réussirais à en faire ce
que je voulais, la librairie (ma production artistique, qui était déjà le
principal point de diffusion de l'I.S.) devrait être déclarée
"anti-situationniste". Mais plusieurs situationnistes s'étaient montrés
perplexes, et Debord avait dû expliquer le sens "hégélien" du propos : la
matérialisation de l'idée en est aussi l'aliénation. Elle aspire à être dépassée.
Cela eût été d'ailleurs un excellent moyen d'avoir à expliquer au public la nature de
notre anti-situationnisme! et aurait placé les adversaires de l'I.S. dans un
pataquès linguistique plutôt réjouissant.
Pour ma part, j'avais besoin d'aide, de
compréhension. Je n'admettais pas qu'on ne le comprît point et je n'admettais pas
l'éthique qui exigeait que l'on fût fort et vainqueur. Mais je me suis sorti tout seul
de mes problèmes. De plus, je percevais dans leur adhésion à la "révolution"
une exigence éthique, et même esthétique, plus qu'une nécessité. Ce qui ne
débouchait pas sur une réelle liaison organique avec la classe ouvrière. Mais mes
idées, à l'époque, n'étaient elles-mêmes probablement pas exemptes d'une certaine
métaphysique "ouvriériste"...
Mes relations avec les situationnistes et avec
Debord se sont poursuivies plusieurs mois après cette fameuse conférence, rue
Quincampoix. La librairie diffusait les publications situationnistes. Le fait en lui-même
d'avoir décliné l'invitation des situationnistes ne pouvait en aucun cas être porté à
mon débit, puisqu'il témoignait en tout cas de mon autonomie. Mais j'ai eu l'impression
de faire l'objet d'une mise en observation suspicieuse, en attendant de voir comment je me
dépatouillerais de ce qu'ils connaissaient de mes problèmes. C'est pendant cette
période qu'intervint l'enchaînement nécessaire des hasards et que se dénoua la
situation, d'une manière apparemment absurde, mais qui m'a toujours paru la manifestation
d'une nécessité. Fin mai ou début juin 1966 Viénet vint retirer de La Vieille Taupe,
sans aucun commentaire de ma part ni du sien, le stock des publications situationnistes,
bien entamé par la diffusion que j'avais effectuée, et sans me réclamer le montant des
ventes. Ce stock a été mis en dépôt à la Librairie du Savoir -- 5, rue Malebranche,
Paris 5. -- chez un libraire qui était plus un coursier qu'un libraire, et faisait du
"discount", à moins de cinquante mètres de La Vieille Taupe. Ce qui
était évidemment une manière de me narguer. Aujourd'hui cette librairie existe
toujours. Elle est devenue la librairie roumaine de Paris, après avoir été, bien avant
la chute de Ceaucescu, la librairie des dissidents roumains. A ce titre, elle est
dépositaire d'une riche expérience de lutte contre la censure et le totalitarisme
Par la suite, j'ai toujours éconduit toutes les
tentatives hostiles à l'I.S., qui furent nombreuses, parce que je n'en ai jamais
rencontrées qui fussent fondées. Et j'ai continué à dire tout le bien que je pensais
de l'Internationale Situationniste et de ses publications, et que j'en pense toujours,
nonobstant la rupture des relations entre l'I.S. et la Vieille Taupe, et nonobstant les
critiques plus générales qui portent sur la compréhension de la période historique, et
constitueraient, pour moi aussi, des autocritiques.
C'est donc dans le n . 11, paru en octobre 1967 que
figure la brève :
Misères de la librairie Nous avons cru devoir retirer nos publications de la
librairie "La Vieille Taupe ". Son propriétaire avait trop de prétentions
révolutionnaires pour être considéré comme un libraire neutre vis-à-vis des écrits
qu'il affiche; et trop peu de rigueur dans son activité pour être considéré comme un
libraire révolutionnaire (souffrant la présence prolongée et les discours d'imbéciles,
et même de pro-chinois).
... que j'ai immédiatement affichée sur la porte et à l'intérieur de la librairie.
J'observe que, si on a "cru devoir", c'est qu'on n'est pas tout à fait certain
d'avoir bien fait; et que la brève suivante commence par les mots: "Chose plus
sérieuse". J'observe ensuite que cette brève ne contient rigoureusement rien que je
n'ai dit moi-même, à un moment ou à un autre, à Debord. J'ajoute qu'aucun libraire, en
aucune circonstance, même sans les soucis qui m'assaillaient et la lassitude
psychologique qu'ils induisaient, n'aurait pu éviter la présence épisodique
d'imbéciles. Quant au prétendu pro-chinois qui se trouvait présent lors d'un passage de
Viénet, il s'agissait d'Americo..., qui débarquait du Mozambique et découvrait la
librairie. Il cessa si bien d'être prochinois qu'il devint un ami, avant de devenir un
universitaire alimentaire, ce qui montre une fois de plus que, comme le disait Trotsky, la
révolution est une grande dévoreuse d'hommes et de caractères. J'observe enfin que dans
la liste des personnes et des organismes ou institutions injuriés dans l'I.S. publiée
plus tard par Raspaud aux éditions Champ Libre, ne figurent ni La Vieille Taupe, ni
Pierre Guillaume. À ma connaissance, il n'existe aucun texte où Debord, ou un
situationniste, aient jamais critiqué la Vieille Taupe, ni avant, ni pendant, ni après
Mai 68. Quant aux circonstances qui provoquèrent la cessation de mes relations avec
Debord, je ne sache pas que lui-même, ni aucun situationniste, se soient jamais exprimés
publiquement là-dessus. Je n'en dirai donc rien de plus que ce que j'en viens de dire.
L'Internationale Situationniste n'existe plus. Je pense être l'une des rares personnes à
avoir été invité formellement à faire partie de l'Internationale Situationniste et à
avoir décliné l'invitation.
Pour être absolument complet, en 1970 ou 1971,
Gérard Lebovici s'est présenté à la librairie La Vieille Taupe, 1, rue des Fossés
Jacques, accompagné de Gérard Guéguan. Celui-ci voulait convaincre celui-là de créer,
c'est-à-dire de financer, une maison d'édition sur une ligne éditoriale nouvelle. Je ne
sais pas ce que Guéguan lui avait dit. Mais Lebovici voulait me rencontrer, évaluer avec
moi la faisabilité de la chose et la réalité de l'existence d'un marché pour le type
de publications qu'il envisageait. Il passa près d'une heure à la librairie, et c'est,
semble-t-il, notre conversation qui le décida à passer à l'acte et à réaliser les
Editions Champ Libre. À quelque temps de là, je décidai de fermer La Vieille Taupe
(1972) et j'envisageai de publier un livre aux Editions Champ Libre sur l'histoire de la
librairie et du groupe qui y avait fonctionné. Puis la rumeur m'apprenait que Debord
entretenait des relations avec Champ Libre. Ce sont ces circonstances qui m'ont conduit à
lui écrire une courte lettre, qui est restée sans réponse, suggérant de nous
rencontrer.
Lorsque j'ai décidé de lancer une souscription
auprès des amis de la Vieille Taupe pour la publication de la présente revue, en citant
la date de la note de l'éditeur en postface au Mémoire en défense contre ceux qui
m'accusent de falsifier l'histoire, le 27 octobre 1980, j'ai noté, dans ma
circulaire: "(vingt ans jour pour jour après ma rencontre avec Guy Debord)".
Cette mention n'était venue sous ma plume que parce que, pour la première fois depuis
près de trente ans, j'envisageais précisément "de faire sortir le loup du
bois" en écrivant dans le premier numéro de La Vieille Taupe une critique de
son dernier livre, Cette mauvaise réputation... Trois jours après, j'apprenais
qu'il s'était suicidé. Je n'ai rien lu de ce qu'en ont écrit les médiats, sauf un
article découpé dans Le Figaro qui m'a été envoyé par une amie : le
témoignage de son ami Ricardo Paseyro qui m'a paru honnête et bien intentionné. Il
confirmait ce que j'avais pensé :
"Prévu de longue main, son suicide ne recèle nul secret : Debord refusa à la
maladie le droit de lui ravir son indépendance. Il n'était pas un homme
"mystérieux": il était un être rare, impossible à dompter, contraindre ou
manipuler. Il n'aliénait sa liberté à personne -- ni à la vie, qu'il aimait, ni à la
mort, qu'il domina"
Je n'avais pas imaginé
qu'il puisse s'agir d'un suicide de désespoir. Mais un suicide stoïcien, dès lors que
sa santé s'était délabrée, me paraissait dans la logique de la vie telle qu'il
entendait la conduire.
Je me suis remémoré nos rencontres, à la Contrescarpe. Et la manière inimitable et
peut-être caractéristique, qu'il avait de quitter la table quand l'intérêt de la
conversation déclinait, ou plutôt..., menaçait de décliner. Il saluait soudain la
compagnie. Payait généralement toutes les consommations, et s'éclipsait
brusquement. Et c'étaient tous les convives qui se sentaient congédiés. Au banquet
de la vie infortunés convives!
Le marxisme ne connaît
ni "immortels" ni morts.
Avec ceux que l'art oratoire
vulgaire désigne ainsi, la vie dialogue.
Bordiga, Dialogue avec
les morts.
La violence des passions
qu'a suscitées Debord, et la hargne des écrits vains qui s'en sont pris à lui, m'ont
toujours stupéfait. Pour ma part, de toutes les polémiques auxquelles j'ai assisté, et
de toutes celles dont les échos me soient parvenus, je ne connais pas d'exemple où
Debord n'ait pas eu entièrement raison! Je suis donc porté à le croire dans tous les
cas où je ne dispose pas par moi-même des éléments d'information suffisants, sous
réserve, évidemment, de vérification.
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